De Gabriel Voisin à Santos-Dumont
Après les premiers vols planés réalisés à Berck par Gabriel VOISIN avec le planeur d’ARCHDEACON, celui-ci, rentré dans la capitale, fit construire un nouvel appareil et décida, pour en obtenir l’envol, de le remorquer derrière une automobile. Une expérience fut tentée sur le champ de manœuvres militaires d’Issy-les-Moulineaux. L’aviation, qui allait rendre celui-ci célèbre, l’utilisait pour la première fois. Elle n’eut lieu que près d’un an après celles de Berck, le 26 mars 1905, et fut désastreuse. Le pilote était, heureusement, remplacé par du lest. L’appareil fut détruit et la tentative ne fut pas renouvelée.
L’idée vint alors que le remorquage au-dessus de l’eau par un canot à moteur présenterait un minimum de risques, Gabriel VOISIN étant un excellent nageur. Le centre de l’activité de l’équipe se transporta dans les ateliers SURCOUF, à Billancourt, où fut très rapidement construit un nouveau planeur monté sur flotteurs. S’étant inspiré des travaux de CHANUTE et des cerfs-volants de HARGRAVE, Gabriel VOISIN avait réussi un splendide engin à bord duquel il accomplissait, le 8 juin 1905, au-dessus de la Seine, près de l’île Séguin à Billancourt, un vol d’environ 150 mètres de longueur atteignant la hauteur des peupliers qui bordaient la berge, soit 15 à 20 mètres par rapport à l’eau. Il avait été remorqué par un canot de course, « La Rapière », construit et piloté par Alphonse TELLIER.
Le 18 juillet suivant, une double expérience eut lieu au même endroit, dans des conditions semblables. Un canot rapide à moteur LEVAVASSEUR prêta son concours. Le planeur ARCHDEACON prit l’air de façon satisfaisante. L’essai avait surtout pour but de mesurer la valeur de l’effort nécessaire à l’envol ; ceci fut fait à l’aide d’un dynamomètre placé sur le câble de traction ; on prit ainsi connaissance de l’une des données essentielles du problème à résoudre. Un second planeur fut essayé, à la suite, par VOISIN qui l’avait construit, chez SURCOUF, pour BLÉRIOT que l’on voit ainsi apparaître dans l’aviation où il allait bientôt occuper l’une des premières places. Né à Cambrai, en 1872, ancien élève de l’École centrale des Arts et Manufactures de Paris, il dirigeait une usine de phares pour automobiles qui portait son nom. L’agitation créée en France autour de la solution possible de la navigation aérienne par le plus lourd que l’air l’avait attiré.
Retourné par un coup de vent de travers, l’appareil rentra dans l’eau et coula. VOISIN dut à ses qualités sportives de s’en tirer. ARCHDEACON se transporta sur le lac de Genève. Il ne disposa pas de canots suffisamment rapides et aucun résultat nouveau important ne fut acquis. VOISIN et ARCHDEACON se séparèrent.
VOISIN n’avait pas d’argent. SURCOUF, qui était surtout un ballonnier, doublé d’un homme d’affaires astucieux, lui avait offert de diriger son petit atelier moyennant un intérêt sur les bénéfices et VOISIN avait essayé ; mais cela ne payait pas. BLÉRIOT proposa alors à ce dernier une association. VOISIN accepta et reprit à SURCOUF son hangar atelier de la rue de la Ferme à Billancourt. Ce fut ainsi que se constitua, en France, vers la fin de 1905, la première entreprise ayant pour unique objet l’aviation en même temps que commençait pour Gabriel VOISIN la période « héroïque » de son existence. Il embaucha un jeune homme, PEYRET, que l’aviation avait gagné, comme plusieurs autres, lorsque, peu de temps avant, il effectuait son service militaire à Chalais-Meudon sous les ordres de FERBER.
C’était la règle que lorsqu’une idée nouvelle commence à gagner l’opinion elle suscite un certain nombre d’inventeurs se croyant chacun spécialement apte à lui faire prendre corps selon ses vues originales. Il en alla naturellement ainsi pour l’aviation. Ce fut en se faisant, contre espèces, le réalisateur des projets de quelques-uns d’entre eux que Gabriel VOISIN essaya d’abord de faire vivre puis de développer son affaire. La nouvelle firme eut aussi, dès ses débuts, un client d’importance et naturellement privilégié en la personne de BLÉRIOT.
Celui-ci fit mettre en chantier un appareil à moteur qui se présentait sous un aspect assez curieux mais sans intérêt du point de vue de l’histoire. Monté sur quatre flotteurs, il fut essayé sur le lac d’Enghien. Quoi qu’on fît, il ne décolla pas.
Pour BLÉRIOT et pour VOISIN (qui avait dû sacrifier la réalisation de ses propres projets à celle des projets de l’associé), l’année 1906 s’écoula, pour une bonne partie, en essais infructueux. Aussi l’association se liquida-t-elle. BLÉRIOT emmena PEYRET, dont il fit son chef d’atelier, et construisit une usine à Paris, sur la zone, à proximité de la Porte Maillot. VOISIN s’adjoignit comme collaborateur un de ses camarades de jeunesse, Maurice COLLIEX, comme associé son frère cadet, Charles, et l’entreprise continua sous le nom des deux frères.
Pendant ce temps, ARCHDEACON s’intéressait à un constructeur de bateaux, BONNEMAISON, qui obtenait sur l’eau des vitesses jamais atteintes, pour les puissances qu’il utilisait, avec de petits glisseurs baptisés « Ricochets ». Sans doute ARCHDEACON pensait-il, par ce détour, en revenir bientôt à l’aéroplane à flotteurs mais, en fin de compte, rien ne fut fait. S’attaquant alors au problème de l’hélice aérienne et voulant démontrer aux sceptiques son bon rendement comme moyen de propulsion, il fit établir, puis essayer, par ANZANI, une motocyclette spéciale tirée à près de 80 km à l’heure. Délaissant ensuite, définitivement, les réalisations pratiques se rapportant à l’aviation, il se cantonna, à son égard, dans le rôle de propagandiste et de mécène qu’il remplit à plein.
Au mois de mars 1906, on vit apparaître un aéroplane qu’avait réalisé un jeune Roumain vivant à Paris, Trajan VUÏA. Peut-être inspiré d’ADER mais simplifié au possible, c’était, sur un quadricycles, une voilure repliable d’environ 20 mètres carrés pour près de 9 mètres d’envergure, dont le pilote, assis sous les ailes, pouvait modifier l’incidence en marche. Les roues avant du quadricycle étaient orientables et commandées par un volant agissant aussi sur un gouvernail de direction placé presque immédiatement derrière le pilote. Un moteur à gaz carbonique commandait une hélice tractive construite par TATIN. Ce fut le premier aéroplane qui fit, en France, des essais publics. Il évolua d’abord à Montesson (Seine-et-Oise), puis à Bagatelle et à Issy-les-Moulineaux. Malgré sa persévérance et les modifications qu’il fit subir à son appareil jusqu’en 1907, on ne peut pas dire que VUÏA vola jamais bien que des journaux contemporains lui aient attribué quelques courts décollages sur des distances inférieures à 20 mètres.
On entendit parler à la même époque des expériences qu’effectuait, dans une île de son pays, le Danois ELLEHAMMER. Ce fut seulement en 1908 que celles-ci devinrent publiques. Les quelques performances qu’il réalisa alors restèrent très en deçà de celles déjà acquises. Puis, comme VUÏA, il disparut de la scène.
Ce fut l’entrée sur celle-ci de SANTOS-DUMONT qui constitua, en 1906, l’évènement de première grandeur. Cet homme de 33 ans, riche Brésilien vivant à Paris, était bien connu du public et fort populaire pour les audacieux parcours qu’il avait accomplis, dans le ciel de la capitale, avec ses ballons dirigeables de petits tonnages, entre 1901 et 1903. À la suite de ses exploits une industrie était née. Des ballons dirigeables, de plus en plus gros, étaient déjà sortis ou en construction comme les « Lebaudy » et le « Ville de Paris ». L’armée s’intéressait à ces engins. L’activité de SANTOS-DUMONT ne trouvait plus à s’employer dans ce domaine. Son expérience d’aéronaute, son goût de la mécanique, son besoin d’action et la place qu’il occupait au centre du mouvement qui se développait pour l’aviation, tout cela devait assez naturellement l’orienter vers cette dernière malgré son scepticisme antérieur à son égard. Ce fut ce qui advint, fin 1905.
Il conçut d’abord de réaliser un hélicoptère. ARCHDEACON et LEVAVASSEUR réussirent à l’en détourner. Il mit en chantier un aéroplane dont la fabrication fut poussée très activement de telle sorte qu’en juillet 1906 il était terminé et se trouvait prêt pour les essais dans le hangar atelier que possédait SANTOS, au bord de la Seine, à proximité du Bois de Boulogne.
Le problème se posait de savoir comment il procéderait aux essais. Son inexpérience était totale ; il n’avait jamais pratiqué le planeur. Il eut une idée curieuse. Il accrocha l’appareil sous un de ses ballons (qui portait le numéro 14) de telle sorte que le tout se trouvait à peu près équilibré dans l’air et, le 23 juillet sur la pelouse du Champ d’entraînement de Bagatelle, au Bois de Boulogne, le moteur fut mis en marche. Le résultat obtenu démontra l’erreur commise. La vitesse prise par l’ensemble fut très faible, les gouvernes n’agissaient pas. Après d’autres tentatives inefficaces pour s’habituer à sa manœuvre sans que l’appareil soit lâché, SANTOS se résolut à tenter l’expérience directe. Durant le mois de septembre, il évoluait au sol à plusieurs reprises ; ainsi s’enhardissait-il progressivement. Ayant effectué un bond de quelques mètres, il substitua un 50 CV au 24 CV qu’il utilisait, puis, devenu tout à fait capable de contrôler l’équilibre longitudinal de l’appareil aussitôt que celui-ci se mettait en route, il ne conserva, comme support, que deux roues.
Ce fut dans ces conditions que, le 23 octobre dans l’après-midi, un peu avant 5 heures, devant la Commission de l’Aéro-club de France spécialement convoqué et quelques centaines de personnes, spectateurs avertis et passants, l’aéroplane SANTOS-DUMONT, dénommé 14 bis, effectua son premier vol. J’en fus témoin. Il est difficile, il est même sans doute impossible, de faire sentir aux hommes d’aujourd’hui l’intensité et la qualité de l’émotion qui nous étreignit devant le spectacle qui se déroulait sous nos yeux. En dehors de la beauté propre que possédait cette grande machine blanche en mouvement, il y avait l’imprévu, surgi tout à coup, qui vous prenait à la gorge car, parmi tous les assistants, y compris le petit nombre d’entre eux qui croyaient que « l’évènement » se produirait un jour, aucun ne comptait qu’il se produirait ce jour-là.
Au bout d’une soixantaine de mètres, l’atterrissage eut lieu, un peu brutal. Les roues furent brisées et l’avant de l’appareil endommagé. SANTOS s’était inquiété d’un certain roulis, il avait coupé l’allumage à 4 ou 5 mètres au-dessus du sol. Le public, d’abord cloué sur place par la stupéfaction, hurla son enthousiasme et porta le pilote en triomphe. Moins de trois semaines après, le 12 novembre, SANTOS-DUMONT, à bord du même appareil et au même endroit, renouvelait sa performance en volant 82 mètres puis l’améliorait tout de suite considérablement en tenant l’air durant 21 secondes pour un parcours de 220 mètres.
De domaine des probabilités, on était passé dans celui de la certitude. La preuve avait été administrée publiquement. Il était devenu hors de doute, pour tout homme informé et raisonnant, que la prise de possession de l’atmosphère par ses semblables s’accomplirait prochainement.
On pourrait juger, en s’en tenant aux apparences, que, malgré ses hésitations, SANTOS avait repris pour ses essais la méthode des grands précurseurs que nous avons qualifiés d’utopistes et pensé, comme eux, qu’il pouvait se lancer dans l’atmosphère « sur des ailes qu’il ne savait pas faire manœuvrer ». La situation était devenue toute différente. L’appareil qu’avait construit SANTOS, c’était, avec la part personnelle qu’il y avait incluse, l’un des aboutissements, devenus possibles, des travaux et des expériences positives de tous ceux qui l’avaient immédiatement précédé. Il avait pris d’eux, avec les données du problème, les connaissances qu’ils avaient acquises au sujet de ses éléments essentiels. Ils savaient centrer l’appareil et connaissaient le moyen de le gouverner. Ils savaient aussi comment il fallait considérer l’état de l’atmosphère et qu’il valait mieux opérer au début par temps plat. Ce ne sont pas eux, par exemple, qui se seraient lancés à la conquête de leur premier vol sur une piste circulaire alors que soufflait un vent appréciable, comme l’avait fait ADER neuf années plus tôt. SANTOS possédait des qualités particulièrement heureuses, en la circonstance, qu’il avait développées dans la conduite de ses ballons et comme automobiliste. Il était tout spécialement préparé pour inaugurer la nouvelle méthode expérimentale qui consisterait, avec un engin à moteur dont il pouvait présumer que les caractéristiques le rendaient propre à l’envol, à rouler d’abord assez longuement au sol pour se le mettre en main, à tenter ensuite de courtes envolées à de faibles hauteurs qui, réussies une fois et répétées, permettraient de modifier, en l’améliorant, la structure de l’appareil dans son ensemble et dans ses détails et d’assurer au pilote une maîtrise de plus en plus grande dans sa conduite. C’était la mise en application, à la lettre, de la formule qu’avait proposée FERBER en 1908 : « pas à pas, saut à saut, vol à vol ».
L’événement eut un retentissement considérable. Les journaux et les revues s’en saisirent et le commentèrent abondamment ; ils reproduisirent des photographies. Le scepticisme quasi-général ne se transforma pas subitement en un acte de foi collectif.
Beaucoup de gens – la plupart sans aucun doute – ne prirent pas exactement conscience de ce qui venait de se passer et les dénigreurs attitrés ne désarmèrent pas pour autant. Toutefois, le premier pas était accompli, celui au moins qui l’avait été en public, sous contrôle, sans contestation possible. Par là, l’aviation prenait pied dans la presse parmi les grandes vedettes ce qui n’était pas négligeable en raison des apports nouveaux, de toutes sortes, qui lui viendraient en conséquence.
SANTOS-DUMONT était devenu, ou redevenu, l’homme du jour. On pouvait penser qu’il allait, fort de son avance, poursuivre ses vols sans désemparer et qu’on enregistrerait bientôt, de sa part, d’étonnantes prouesses. Ceux qui pensaient ainsi furent déçus. Il se transporta, pour ses expériences, à Saint-Cyr, près de Versailles, mais il construisit un nouvel appareil qui, contrairement à ses prévisions, ne donna rien. Quant à son 14 bis, il le brisa, au terme d’un vol. Il délaissait alors l’aviation et poursuivait la construction d’un glisseur spécial en vue de réaliser les 100 kilomètres à l’heure sur l’eau, entreprise dans laquelle il échoua. Lorsqu’il se remit à voler, en novembre 1907, avec un aéroplane entièrement nouveau, réussi celui-là, d’autres pilotes s’étaient affirmés, sur d’autres appareils, qui ne lui permirent pas de reprendre la première place. >> Suite
Octobre 1968 Edouard Chateau